Juin 2004 : Salon des associations humanitaires place Bellecour à Lyon. Depuis quelques mois je m’interroge sur un engagement au service des plus déshérités. L’association « Un enfant par la main » éveille ma curiosité. Parrainer un enfant du monde, c’est lui donner les moyens matériels et humains pour devenir un adulte autonome et responsable. Quelques semaines plus tard je décide de venir en aide à Vishalakshi, une fillette de 8 ans qui vit dans un village reculé de l’Inde. Au fil du temps l’idée germe d’aller à sa rencontre. Comment vit-elle ? Quel est son environnement familial ? De quelle façon est utilisé l’argent des donateurs ? L’Inde, déroutante et parfois redoutée, est devenue pour moi incontournable.
Avril 2007 : Paris-Bangalore par vol direct. L’Inde aux multiples visages résonne comme un défi. Dix heures plus tard, nous voilà plongés au cœur de cette mégapole indienne où se mêlent dans une joyeuse cacophonie rickshaws, motos, bus, voitures, vaches et piétons. Bangalore, capitale de l’Etat du Karnataka, surnommée la Silicon Valley de l’Inde, est devenue en quelques décennies une agglomération de 7 millions d’âmes. La « Garden City » de l’époque coloniale a laissé place à une ville tentaculaire. Dans des immeubles inachevés s’entassent des populations en quête d’un avenir meilleur. Les panneaux publicitaires vantent les mérites d’une civilisation qui a les yeux fixés sur le modèle américain, à l’instar de ce cinéma préfabriqué « made in Bollywood ». Premier choc avec l’Inde en marche vers la modernité.
Près de Mahatma Gandhi, la principale artère de la ville, nous négocions, pour un prix raisonnable, la location d’une voiture avec chauffeur. Conduire en Inde relève de la témérité ou de l’inconscience comme nous aurons l’occasion de le vérifier à multiples reprises. A bord de notre Hindicab, nous zigzaguons entre les camions et les autocars bondés, confiants dans notre destin. Ganesh, fils de Shiva et de Parvati, le dieu au corps de bébé joufflu et à tête d’éléphant, est notre rempart contre tous les dangers et les malédictions. Sous la houlette de Nataraja, notre chauffeur indien, nous partons à la découverte de l’Inde éternelle.
Nataraja est un hindou de pure souche. De peau très brune, approchant la cinquantaine, il fait partie d’une classe moyenne qui a appris à se débrouiller avec les moyens du bord. Sa voiture tient lieu d’habitation. Sa gentillesse n’a d’égale que son entêtement lorsqu’il a décidé de nous faire plaisir. «It’ s a nice place, I’ll show you » répète inlassablement notre guide dans un accent hindish déconcertant.
Du palais majestueux du Maharaja de Mysore aux vestiges de Somnathpur, de la petite ville d’Ooty, perchée au cœur des Western Ghats du Tamil Nadu, aux plantations de thé de Coonoor, de la station balnéaire de Calicut au nord du Kérala à Kappad Beach qui accueillit en son temps l’intrépide Vasco de Gama, nous allons à la rencontre de l’histoire, de la culture, du style de vie et de la psyché de ce peuple à mille lieux de nos habitudes et de nos traditions occidentales. Nous sommes sous le charme de ces hommes et ces femmes de toutes conditions, de toutes castes, de toutes religions, pour qui le sourire tient souvent lieu de langage.
A Mangalore, petite ville portuaire située à l’extrême ouest du Karnataka, nous prenons contact avec Fr. Arun Loro, responsable du Capucin Krishik Seva Kendra, régi depuis 1976 par les Pères Franciscains de la Province du Karnataka. Paul, l’un des animateurs du projet, nous accompagne en direction de la petite ville d’Ugire, près de Dharmastala. Nous n’avons rien prévu pour les prochains jours. « Everything comes when it comes ».
« Warm welcome to Daniel, Bernadette et Hugo ». Vishalakshi, 11 ans, et les membres de l’équipe nous accueillent avec des colliers de fleurs dans une langue qui mêle joyeusement l’anglais et le kannada. Nous sommes très émus par l’ambiance festive qui entoure notre arrivée. Hugo, notre fils de 13 ans, n’est pas le moins étonné.
Arun Loro nous présente le projet. L’organisation bénévole, placée sous l’autorité du CCF India, a été créée en l’an 2000 pour développer des activités en milieu rural. L’école, l’éducation, l’hygiène, la santé, la nutrition, l’accès au micro crédit, la promotion de l’artisanat, l’aide à la création d’entreprise, l’apprentissage de l’agriculture, la maîtrise de l’irrigation, la protection de l’environnement, l’accompagnement des femmes enceintes, l’accueil hospitalier et d’une façon générale l’aide aux familles les plus pauvres mobilisent une vingtaine d’animateurs spécialisés. Les programmes pluriannuels concernent 785 adhérents appartenant à 17 villages.
Avec sa maigre stature, la sacoche en bandoulière, Arun Loro a tout d’un St François d’Assise des temps modernes. L’ordinateur et le téléphone portable lui sont aussi familiers que la moto qu’il chevauche chaque matin pour se rendre au travail. Quand il n’est pas en réunion avec son équipe composée de musulmans, d’hindous et de chrétiens, il sillonne la campagne pour rencontrer les familles, discuter avec un groupe d’enfants ou constater l’avancement d’un projet.
A l’école, nous sommes visiblement très attendus. « Nasmastee, we are very happy to meet you », entonnent d’une même voix les enfants. Les enseignants ont préparé quelques danses locales interprétées par de gracieuses fillettes pleines d’entrain. Bernadette, mon épouse vivement sollicitée, se lance dans une courte improvisation en danse contemporaine devant un parterre d’enfants ébahis. « Ici, les enfants manquent cruellement de cahiers et de crayons pour leurs devoirs », nous dira plus tard la directrice.
Un bref arrêt à la maison de Vishalakshi où nous attendent son père, un coolie, et ses deux frères. Au milieu d’une nature luxuriante, une simple masure en terre. Un trou béant indique le puits, source de vie. Deux chaises en plastique et un banc en guise de mobilier. Un vieux poste de radio, relié à un cordon suspendu, témoigne d’une installation électrique précaire. Ces conditions matérielles modestes nous rendent très humbles. Vishalakshi et sa mère montent à nos cotés dans la voiture qui nous ramène au projet.
Des mets à base de riz sont posés sur la table dressée en notre honneur. Vishalakshi, ne parvient pas à avaler les premières bouchées. Une banane suffit à combler son appétit. Nous lui proposons de choisir une robe à l’étal de la procure. Son regard s’illumine et elle retrouve un sourire d’enfant émerveillé. Elle choisit aussi un très beau sari pour Monamma, sa maman, quelques vêtements pour son père, Krishnappa et ses deux frères, Diwakar et Prasad. Elle se révèle à cet instant une enfant vivante, rieuse, attentive et lumineuse. Vishalashi, rappelle l’encyclopédie Wikipedia, signifie « the vast-eyed ». Nous repartons à la maison les bras chargés de cadeaux.
Le papa de Vishalakshi s’empresse, à l’aide d’une machette, d’ouvrir quelques noix de coco cueillies dans l’arbre le plus proche. Nous dégustons ce précieux nectar, synonyme de santé et de prospérité. Nous apprenons de Shakir, notre interprète, que le toit de la maison a besoin d’être réparé. Nous décidons de confier au projet l’argent nécessaire pour que des travaux soient entrepris avant la prochaine mousson. La petite fée en robe saumon nous entraîne à sa suite. Le chien aboie et la vache nourricière feint l’indifférence. Mais l’heure est déjà venue de rejoindre Mangalore. Sur le chemin, de jeunes adolescents s’adonnent aux joies du cricket.
C’est le dernier jour de l’école avant les vacances d’été. L’équipe du projet a organisé un grand rassemblement. Plus de 800 élèves, vêtus d’un uniforme bleu, défilent derrière des bannières dans les rues de la petite ville. Nous sommes accueillis avec les honneurs. Bernadette est invitée à prendre la parole au milieu d’autres responsables locaux. Elle s’y prête avec générosité et talent. Des cadeaux sont distribués aux élèves les plus méritants. La cérémonie terminée, les jeunes adolescentes se pressent autour de nous. Nous sommes assaillis de questions dans une ambiance bon enfant.
Aux cotés d’Arun Loro qui conduit la jeep avec assurance, nous filons à vive allure, vitres ouvertes sur des routes étroites et cahoteuses. « Very bad road » dirait Nataraja. A l’arrière du véhicule, cinq femmes nous accompagnent de leurs chants envoûtants. Deux heures plus tard, nous nous arrêtons près d’une rivière asséchée par les premières chaleurs. Au bout du chemin, un pont suspendu conduit à un petit temple. Les milliers de poissons sacrés qui pullulent dans un bassin évoquent l’épisode biblique de la pêche miraculeuse. Loin de nos repères habituels, au milieu d’une nature sauvage et abondante, nous savourons le bonheur de l’instant présent. Nous rentrons à la tombée de la nuit bercés par le son des klaxons et le ballottement de la route.
Dans le monastère silencieux où vit Arun Loro, une chambre simple, équipée de moustiquaires et de ventilateurs, est mise à notre disposition. Nataraja a droit aux mêmes égards. Nous partageons le repas du soir avec les Pères et les 40 jeunes pensionnaires qui poursuivent ici des études théologiques. Le plus ancien de la communauté, âgé de 96 ans, est à surnommé le gourou. Son regard bienveillant respire la sérénité et témoigne de la vitalité spirituelle de l’endroit.
Au lever du jour, nous visitons la ferme. Les animaux vivent au grand air et tout est minutieusement recyclé. Les fleurs ont la couleur de l’été et les oiseaux nous invitent dans leur retraite. « For it is giving that we receive », peut-on lire sur l’un des petits panneaux vert qui jalonnent la pelouse conduisant à la chapelle. Bernadette a revêtu le traditionnel sari, une rose rouge dans la chevelure. Tout un symbole pour les jeunes femmes de l’équipe qui nous accompagnent.
Une grande bâtisse au milieu de la palmeraie. Sur le fronton, les portraits de Gandhi et de Mère Teresa. En l’absence du maître des lieux, nous sommes reçus par sa femme à l’hôpital psychiatrique de Seon. Nous déambulons au milieu des rangées de lits. Hommes, femmes, enfants, nous observent les yeux hagards. Nous sommes profondément touchés. Assis dans un coin, une vieille femme nous tend ses bras décharnés. Son regard avide d’amour fait tomber toutes nos réticences. Nous lui tenons longuement la main. Plus loin, un enfant, le front couvert de cicatrices, se débat avec la cordelette qui le retient prisonnier. Créé par Fr. Paulus en 1999, l’ashram procure soins médicaux, nourriture et vêtements à plus de 300 résidents, femmes âgées, violées, veuves, orphelins et autres victimes de la rue. Fr. Paulus a reçu de nombreuses récompenses pour son dévouement exceptionnel. De retour d’une mission à Bangalore, il m’enserre dans ses bras. Je sais déjà que nous reviendrons.
Fr. Alwins, le Supérieur de la communauté, est joint par téléphone. Il est actuellement à Paris où il poursuit un master de 3ème cycle en langue française. Il propose de nous rencontrer lors d’un passage à Lyon. « Incredible India ».
Vishalakshi accoure à notre rencontre. Krishnappa grimpe avec une étonnante agilité au sommet du cocotier. Des voisins viennent se joindre à nous. Nous faisons le plein d’images, de sensations, de regards et de sourires partagés. Vishalakshi se prosterne devant nous comme ses bienfaiteurs. L’émotion est réelle. Nous quittons notre famille indienne le cœur un peu serré mais rempli d’une joie immense.
A l’office du matin au milieu des jeunes qui psalmodient des chants à la gloire du Dieu chrétien, je ressens une profonde gratitude pour cette Inde généreuse qui est venue à nous. A Shingeri, nous nous mêlons aux pèlerins pour le repas servi gracieusement à l’ashram. Quelques fidèles semblent s’amuser de notre embarras à saisir le riz de la main droite, comme il est de coutume. Au milieu de cette foule rieuse, nous ressentons une réelle communion.
Nous visitons encore les temples de Belur et Halebid avant de rejoindre Bangalore. Quelques achats de dernière heure dans les emporiums, un dernier témoignage d’amitié à notre complice Nataraja, et l’avion nous ramène en terre connue. Gorgia Manganelli, en 1995, dans un récit magnifique « Itinéraire indien » posait cette question : « Aimes-tu l’Inde ? » En déroulant aujourd’hui le fil de mes souvenirs, j’ai le sentiment d’avoir vécu une expérience humaine incomparable. « This is India and I love it ».
Daniel, 15 mai 2007