mercredi 19 septembre 2007

La face cachée



J’avais rencontré Bernard il y a 2 ou 3 ans. Il séjournait à Hauteville avec son ami Alexandre Jollien, philosophe, auteur notamment du « Métier d’homme » et de « La construction de soi ». J’avais été très étonné de les rencontrer à l’ashram d’Arnaud Desjardins. Alexandre avait témoigné longuement, salle Ramdas, de son parcours sinueux et de son long combat contre la maladie. Son handicap de naissance se traduisait encore par une démarche chaloupée, une élocution difficile et des gestes imprécis. Bernard le suivait comme son ombre, l’aidait dans les gestes quotidiens et se délectait, comme chacun de nous, des propos philosophiques tenus par Alexandre, parsemés de citations empruntées à Spinoza, Sénèque, Nietzsche, Pascal ou Montaigne.

La projection terminée, Bernard monte sur l’avant-scène sous les applaudissements. Il répond avec gentillesse aux questions soigneusement préparées par un petit cercle de cinéphiles D’autres, plus timorés peut-être, le rejoignent à la sortie, pour lui demander de signer un autographe, pour poser sur la photo à coté de lui, ou encore pour l’interroger sur une séquence singulière du film. Je saisis cette occasion pour le féliciter pour cet ovni qu’il vient de lancer dans le cinéma français. Je lui rappelle les instants que nous avons partagés sur le perron d’Hauteville, parlant du prochain film de Bertrand Tavernier avec lequel il allait tourner, aux cotés de Monica Belluci, et de ses projets personnels d’écriture. Notre échange est rempli de jovialité et je ressens une réelle connivence.

C’est un film très personnel, dont il revendique la totale paternité, que nous livre Bernard au terme de trois années de maturation. « Si on est artiste, on ne crée pas, on passe ce qui est en nous ». (Rilke) A la fois, auteur, scénariste, metteur en scène et comédien, il assume tout, comme pour être sûr que rien ne va lui échapper, comme pour assouvir un besoin de perfection. Ce film, aux multiples facettes, raconte, le temps de 4 week-ends, les méandres de la vie de deux êtres qui semblent traverser la vie sans réellement se voir ni se comprendre. La proximité de l’autre nuirait-elle à la vision ?

Qu’est ce que la réalité ? questionne François, (alias Bernard Campan), dans cette scène où il tente en vain un dialogue avec sa femme Isabelle, (alias Karin Viard), le long d’un chemin forestier.
Isabelle : - C’est beau, c’est sombre mais un peu triste
François : - La réalité est ce qu’elle est.
Cette scène traduit à merveille l’essence même du film car la réalité n’est ni bonne ni mauvaise. C’est nous qui la qualifions de bonne ou mauvaise, selon notre état d’âme, selon les émotions qui jaillissent au plus profond de nous-mêmes. « Par perfection et réalité, j’entends la même chose » explique Spinoza. Si la Nature est Dieu, il n’y a ni bien ni mal dans la Nature et c’est en quoi elle est parfaite.

L’auteur tente de nous faire partager ses doutes, ses croyances et son désir d’Absolu. Ne croyez pas cependant que ce soit ténébreux ou intellectuel. Les dialogues sont savoureux et le rire pointe souvent son nez. C’est parfois un peu maladroit dans la forme (c’est un premier film !) mais l’essai est courageux. L’histoire est conduite à la manière d’un thriller psychologique dans lequel les personnages se seraient égarés sans le savoir. Et l’ami Xavier (impeccable Jean-Luc Anglade), avec ses airs de je sais tout, est lui aussi traversé par une crise existentielle, au moment de s’engager dans le mariage.

Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? semblent s’interroger les personnages qui se croisent dans ces tranches de vies. Se voiler la face pour ne pas voir. Mais voir quoi ? la réalité telle qu’elle est. Pour nous, pauvres humains, cette réalité est le plus souvent, tantôt belle, tantôt cruelle, tantôt lumineuse, tantôt noire, tantôt exaltante, tantôt pénible, tantôt créative, tantôt vide, tantôt généreuse, tantôt égoïste… On pourrait ainsi multiplier à l’infini ce qui constitue les deux pôles de la dualité dans laquelle nous sommes le plus souvent enfermés. Et pourtant nous aspirons à l’unité, à la réunification des contraires, à la compréhension du monde, à l’acceptation de notre condition humaine, sans jugement et sans préalable. Un vrai dilemme.

Nous avons soif de perfection, d’Absolu, à l’instar de François qui se projette sans cesse dans un futur qui lui échappe. Car l’Absolu, c’est l’Absolu de « Ici et maintenant » que seuls les sages peuvent atteindre et dont nous avons parfois un avant-goût, le temps d’un éclair ou pendant un bref moment de méditation.

Le vieillard, venu s’incliner sur la tombe de sa compagne, dit à François, qui le regarde les yeux embués de larmes :
- La vie c’est comme le canoë-kayak.
Imaginez un torrent dans lequel se jetteraient plusieurs personnes qui suivraient un parcours identique, seraient confrontés aux mêmes dangers, pour arriver au même but. A l’issue de l’épreuve, le premier dira qu’il a traversé le torrent sans peur et avec une belle énergie. Le deuxième dira qu’il a vécu les pires cauchemars, englouti parfois par les eaux. Le troisième dira qu’il a bataillé ferme mais que les difficultés se sont aplanies au fil du parcours.
Et pendant ce temps, le torrent poursuit cependant sa course inéluctablement.

Merci Bernard, pour cette belle leçon d’humanité et ta belle sincérité. Vivement le prochain film.