
Constat: nous passons chaque jour un certain temps devant notre ordinateur. Le monde virtuel a révolutionné nos habitudes et nos manières de vivre. Quelques clics... et la machine devient le prolongement de notre pensée, de nos émotions et de notre besoin de communiquer. A l'instar de Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, dont le dernier ouvrage intitulé "Virtuel, mon amour" vient de paraître aux Editions Albin Michel, il convient de s'interroger sur les bienfaits et les "avatars" nés de cette nouvelle technologie.
Les outils numériques favorisent un "déni du réel" souligne notamment l'auteur. Notre manière même de nous comporter en est influencée: " Dans le monde virtuel, l'hypothèse n'a pas de place: chacun est invité à tâtonner et à essayer toutes les possibilités qui s'offrent à lui. Le raisonnement n'est plus hypothético-déductif, mais intuitif en permanence". Les jeunes en particulier, ont tendance à agir ainsi dans leurs relations: ils essaient tout, sans préjuger de rien. "Allo T'es où?", "Tu fais quoi?", "T'es seul?" rappelle en écho la publicité pour le téléphone portable.
Les rencontres amoureuses n'ont plus rien à voir avec la "Carte du Tendre" imaginée par Madeleine de Scudéry, souligne Serge Tisseron. Sur Internet, on se parle sans se voir. Où est le vrai? Où est le faux? Où se cache la supercherie? Derrière quelle stratégie? Chacun se construit une identité, offrant l'image qu'il se fait ou essaie de donner de lui-même. Le virtuel brouille la différence entre réalité et imaginaire. De vrais dangers guettent l'internaute. Et si le regard qu'il pose sur lui-même aggravait le narcissisme du miroir! Et si après avoir tant parlé sans voir l'autre, il n'avait plus rien à lui dire quand la rencontre se produit! Car la vraie rencontre, quand elle a lieu, échoue souvent, car "les rituels préliminaires qui apprivoisent les corps et les encouragent à se faire confiance n'ont pas eu lieu".
Serge Tisseron s'attarde surtout à décrypter le comportement des adolescents qui, par le biais des sites tels World of Warcraft ou Secondlife s'inventent des identités, des familles, des histoires qui ne sont pas celles qu'ils vivent dans le monde réel. Au travers d'exemples choisis dans le parcours thérapeutique, il montre que le monde virtuel peut tantôt aider le jeune à se construire, tantôt il peut renforcer la déstructuration à l'oeuvre. Tout repose sur "les jeux en miroir" et sur la façon dont l' entourage (ami, famille, thérapeute) peut aider le jeune à d'intégrer ou non ces nouvelles données.
Pour éviter le brouillage permanent entre le vrai et le faux, Serge Tisseron indique une direction: "Plus les enfants seront invités à imiter "pour de faux" dans un cadre qui soit garant de leur jeu et moins ils seront menacés par la tentation d'imiter "pour de vrai" les images qu'ils voient. Encourager partout les activités de jeu de rôle, et cela dès la maternelle, pourrait bien s'imposer bientôt comme l'antidote à une société du "tout virtuel", une véritable écologie de l'esprit malmené par le mirage des écrans".
Il ne faudrait pas en conclure pour autant que la vie numérique soit une calamité. Si l'on peut regretter que les contenus soient représentés sans autre hiérarchie que le nombre de fois où ils ont consultés par les internautes, d'autres formes de rencontres voient le jour, avec des personnes connues ou inconnues qui appartiennent à une même communauté d'esprit. Les langues se délient, des amitiés se créent, des liens, parfois distendus, se renouent. Ces attitudes témoignent d'une nouvelle façon d'être ensemble et de nier la séparation.
L'intégration du monde virtuel dans notre quotidien reste sans doute une question de posture. Sommes-nous immergés dans le "paysage" ou sommes-nous "devant" la géographie, dans une posture neutre qui tente de mettre la plus grande distance possible entre l'espace et nous?