samedi 19 avril 2008

Ces années-là


Dans son dernier roman "Les années", Annie Erneaux déroule le fil de toute une vie, la sienne probablement. Elle raconte, avec une précision d'entomologiste, la vie quotidienne de l'après-guerre à nos jours et ravive notre mémoire. Au fil des pages, nous nous reconnaissons et nous avons le sentiment de faire partie de cette histoire là. A ce moment là, nous étions à cet endroit, nous vivions tel événement, nous éprouvions tels sentiments, nous ressentions telles sensations. Nous nous servions des mêmes mots, des mêmes objets, nous avions les mêmes interrogations sur le monde . Avec des photographies pour jalons, Annie Erneaux inscrit l'existence dans une forme nouvelle d'autobiographie, impersonnelle et collective, qui renvoie à nous-mêmes et à ces années-là.

Extraits choisis, relatifs à l'actualité de mai 68:

"C'était un printemps pareil aux autres, avec un mois d'avril à giboulées et Pâques qui tombait tard. On avait suivi les Jeux olympiques d'hiver avec Jean-Claude Killy, lu Elise ou la vraie vie, changé fièrement la R8 contre une berline Fiat, commencé d'étudier Candide avec les premières G, ne prêtant qu'une attention vague aux troubles dans les universités parisiennes, relatés à la radio. Comme d'habitude ils seraient réprimés par le pouvoir. Mais la Sorbonne fermait, les épreuves écrites du Capes n'avaient pas lieu, il y avait des affrontements avec la police. Un soir, on a entendu des voix haletantes sur Europe 1; il y avait des barricades au Quartier latin comme à Alger, dix ans plus tôt, des cocktails Molotov et des blessés. Maintenant on avait conscience qu'il se passait quelque chose et on n'avait plus envie le lendemain de reprendre la vie normale. On se croisait, indécis, on s'assemblait. On cessait de travailler sans raison précise ni revendication, par contagion, parce qu'il est impossible de faire quelque chose quand surgit l'inattendu, sauf attendre. Ce qui arriverait demain, on le savait pas et on ne cherchait pas à le savoir. C'était un autre temps.
Nous qui n'avions jamais réellement pris notre parti du travail, qui ne voulions pas vraiment les choses que nous achetions, nous nous reconnaissions dans les étudiants à peine plus jeunes que nous balançant des pavés sur les CRS. Ils renvoyaient au pouvoir, à notre place, ses années de censure et de répression, le matage violent des manifestations contre la guerre d'Algérie, les ratonnades. La Religieuse interdite et les DS noires des officiels. Ils nous vengeaient de toute la contention de notre adolescence, du silence respectueux dans les amphis, de la honte à recevoir des garçons en cachette dans les chambres de la cité. C'était en soi-même, dans les désirs brimés, les abattements de la soumission, que résidait l'adhésion aux soirs flambants de Paris...


Tout le monde s'est mis à croire en un avenir violent, c'était une question de mois, d'un an tout au plus. L'automne serait chaud, puis le printemps. "Un nouveau mois de mai", espérance pour les uns, qui oeuvraient à son retour et à l'avènement d'une autre société, hantise pour les autres qui s'arc-boutaient contre ce retour, jetaient en prison Gabrielle Russier, subodoraient dans chaque jeune aux cheveux longs un "gauchiste", applaudissaient la loi anticasseurs et réprouvaient tout. Sur les lieux de travail, les gens se divisaient en deux catégories, les grévistes de mai et les non-grévistes, séparés par le même ostracisme. Le mois de mai était devenu le mode de classement des individus, quand on rencontrait quelqu'un on se demandait de quel coté il avait été pendant les événements. De l'un ou l'autre bord, c'était le même violence, on ne se pardonnait rien...

Rien de ce qu'on considérait jusqu'ici comme normal n'allait de soi. La famille, l'éducation, la prison, le travail, les vacances, la folie, la publicité, toute la réalité était soumise à examen, y compris la parole de celui qui critiquait, sommé de de sonder le tréfonds de son origine, d'où parles-tu toi? La société avait cessé de fonctionner naïvement. Acheter une voiture, noter un devoir, accoucher, tout faisait sens...

Les garçons et les filles étaient maintenant partout ensemble, la distribution des prix, les compositions, la blouse, supprimées, les notes remplacées par les lettres A à E. Les élèves s'embrassaient et fumaient dans la cour, jugeaient à voix haute le sujet de rédaction débile ou génial. On expérimentait la grammaire structurale, les champs sémantiques et les isotopies, la pédagogie Freinet. On abandonnait Corneille et Boileau pour Boris Vian, Ionesco, les chansons de Boby Lapointe et de Colette Magny, Pilote et la bande dessinée. On faisait écrire un roman, un journal, puisant dans l'hostilité des collègues qui s'étaient terrés en 68 dans la salle des profs et celle des parents criant au scandale parce qu'on faisait lire "l'Attrape-Coeur" et "les Petits enfants du siècle", un surcroît de persévérance.
On sortait des débats de deux heures sur la drogue, la pollution ou le racisme, dans une espèce d'ébriété avec, tout au fond de soi, le soupçon de n'avoir rien appris aux élèves, est-ce qu'on était pas en train de pédaler à coté du vélo, mais l'école de toute manière, servait-elle à quelque chose. On sautait sans fin d'interrogation en interrogation.
Penser, parler, écrire, travailler, exister autrement: on estimait n'avoir rien à perdre de tout essayer.
1968 était la première année du monde."

Pourquoi écrit-on? se demande-ton parfois. "Sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais", murmure à l'oreille de chacun de nous Annie Erneaux.

(Annie Erneaux, "Les années", éditions Gallimard 2008)