On s’y presse de toutes les régions de France mais aussi de l’Europe entière, et les Hollandais ne sont pas les moins nombreux depuis qu’un certain Kuypers avait remporté cette étape de légende. Un parcours de 174 kilomètres qui emprunte les vallées de l’Oisans et de la Maurienne avec un dénivelé positif de plus de 5 000 mètres qui vous tient en selle 7 heures durant pour les meilleurs et jusqu’à 12 à 13 heures pour les moins affûtés. Mais vous aurez le bonheur de franchir quelques-uns des cols les plus mythiques de l’histoire du Tour de France.
Rendez-vous à 6h30 du matin à Bourg d’Oisans. En quelques minutes des grappes de coureurs essaiment les rues de la petite cité. Malgré les efforts soutenus des organisateurs pour gérer le flot ininterrompu des coureurs répartis selon leur numérotation, chacun tente de se frayer un passage pour parvenir au plus vite sous l’arche de départ. Il fait encore très frais ce matin, environ 10°, malgré des prévisions météorologiques plutôt favorables. Les plus téméraires ont choisi de se vêtir uniquement de leur cuissard et de leur maillot mais le plus grand nombre porte encore le coupe-vent à manche longue si indispensable lors du franchissement des cols et plus particulièrement lors de la descente. Au passage de la bouée de départ, les signaux sonores incessants vous rappellent que la puce placée à votre cheville droite fonctionne bien et qu’elle sera garante du temps réalisé et de la vitesse moyenne du parcours. Entre 7h15 à 8h, plus de 6.000 passionnés, aux couleurs bigarrées vantant les mérites de leurs sponsors favoris, s’élancent à vie allure sous les applaudissements et les encouragements des amis ou conjoints. Les premiers kilomètres dans la vallée permettent un échauffement en douceur.
Dès les premières pentes, le pouls s’accélère. A défaut de gérer les paliers individuels liés à son propre rythme cardiaque, c’est l’asphyxie assurée. Mieux vaut monter au train sans se soucier de la cadence effrénée des impatients qui veulent déjà en découdre. 34 kilomètres d’ascension pour atteindre le sommet du Col de la Croix de fer, cela peut vous mettre en appétit ou bien condamner prématurément l’aventure. Le va et vient incessant des roues qui bourdonnent sur le bitume refroidi par la nuit se mêle aux clameurs et aux cris de ceux qui se donnent de l’entrain et du courage pour toute la journée. «Dis papa, c’est encore loin l’Alpe d’Huez».
Malgré le «gatosport» avalé au petit matin et les pâtes de la veille, le corps est déjà en demande. Encore quelques kilomètres roue dans roue avec une «cyclo sympa» et voici le Col de la Croix de fer bien en vue. Contrairement à l’année passée, où neige et pluie se disputaient le ciel, cette fois nous franchissons le col du Glandon sous le soleil caressant du matin sans même prendre le temps de nous désaltérer. La descente rapide sur Saintes Marie de Cuine conduit dans la vallée de la Maurienne. Les nombreux virages créent des espaces entre les coureurs. Certains prennent des risques démesurés au regard de la circulation de voitures venant à contre-courant, contraintes le plus souvent à s'arrêter. La sirène d’une voiture de pompiers lance son hurlement pour nous signaler qu’un accident vient de se produire. Un crissement de freins propre à réveiller le troupeau de moutons bêlant sur le versant opposé nous rappelle que la montagne offre son lot de danger. Un cycliste est allongé sur le bas coté de la route. Il semble bien mal en point. Autour de lui s’affairent les premiers secours. Après avoir jeté un regard furtif vers l’accidenté, chacun poursuit sa route avec une vigilance accrue malgré les lunettes solaires qui reflètent mal un début d’impatience. La tension permanente qui s'exerce sur les cocottes de frein finit par avoir raison de vos avant-bras et de votre dos. Heureusement les 20 kilomètres qui nous séparent encore de St Michel de Maurienne vont nous permettre de récupérer, bien à l’abri derrière un groupe qui s’effiloche en file indienne à cause du fort vent de face.
La montée du Col du Télégraphe s’avère plus difficile qu’il n’y paraît après plus de 4 heures de route. La chaleur de la mi-journée semble descendre dans les jambes et les gouttelettes de sueur, évitant quelquefois le contour des yeux, se fraient un chemin entre le casque et la pointe du menton avant de rebondir sur les genoux. Et ce ne sont pas les bouteilles vides abandonnées par l’avant-garde des coureurs qui vous redonnent de l’ardeur. Il ne reste plus qu’à s’en remettre aux touristes sensibles à la performance et prompts à voler au secours de ceux qui manifestent quelque signe de détresse. Il faudra encore patienter pour faire le plein d’eau gazeuse, qui fait tellement défaut sur le parcours. « On n’est pas sur «l’Ardèchoise», me glisse à l’oreille un compagnon d’infortune. A Valloire les plus organisés sont accueillis sous des tentes dressées par les «tifosis» qui les attendent avec des sacs remplis de victuailles. Il est près de 13 h lorsque nous arrivons au principal ravitaillement de la journée. Les organismes qui ont été sollicités plus de 6 h durant sont avides de nourriture salée et sucrée. Les quartiers d’orange se disputent la primauté avec la mortadelle et chacun enfourne goulûment, là un sandwich, là quelques dattes ou pruneaux, pour apaiser ou prévenir une fringale.
A peine 10 minutes auront suffi à régénérer les corps qui se remettent en train pour affronter le Galibier qui culmine à 2506 mètres d’altitude. Les pelotons s’égrènent au fil des kilomètres. Les mains en haut du cintre, il faut alors veiller à alterner la position «en danseuse» avec la position assise. Bien dérouler les chevilles met à contribution les muscles fessiers, soulageant ainsi les quadriceps. La chaleur caniculaire a bientôt raison de nombreux coureurs qui cherchent désespérément un coin d’ombre. Les flancs rocailleux de la montagne offrent parfois un abri de courte durée mais l’odeur chaude du goudron lance vers l’avant ceux qui sont en quête d’un air plus pur. A environ 5 kilomètres du sommet, je mets pied à terre à mon tour, le temps de m’allonger sur un petit coin d’herbe verte et de laisser pendre les jambes alourdies par l’effort et la chaleur. Des compagnons de route saluent avec envie cet instant volé à la dureté de la course. Puis j’enfourche à nouveau ma monture bien décidé à rejoindre ceux qui m’avaient gentiment fait la nique. La pente est de plus en plus rude. A moins de 2 kilomètres du sommet, à la faveur d’un rafraîchissement de la température et d’un virage qui affiche les 10%, j’accélère l’allure et laisse mes compagnons pantois. Le vent qui souffle au sommet du Galibier nous oblige à un arrêt très bref au milieu d’une mer de gobelets en plastique qui jonchent le sol et se confondent presque avec les rares névés encore accrochés aux parois de la route. Merci à tous les bénévoles qui rendront le lieu à sa beauté naturelle après notre passage.
La descente vertigineuse vers le Col du Lautaret avec ses lacets serrés oblige à beaucoup de prudence sous peine de se retrouver comme ce coureur assis sur le bord de la route, prostré, en pleine léthargie. Il faut éviter aussi les pièges que recèle la route. Je règle mon allure sur celle d’un «cyclo» dont le gabarit offre une parfaite couverture au vent et je reste dans son sillage pour mieux profiter de l’aspiration. 30 kilomètres de descente à environ 60 kilomètres heures, c’est quelque peu grisant quand la circulation reste dense en cet après-midi de Juillet. Et comme le dit avec délicatesse Julos Beaucarne : «J’aime le vélo car j’aime embrasser l’air sur la bouche».
La longue ligne droite qui conduit jusqu’à Bourg d’Oisans n’offre que peu de répit avant de se lancer dans l’escalade des 21 lacets de l’Alpe d’Huez dont on distingue à peine le profil tourmenté. Un certain nombre de courageux du matin stoppent là leur effort, bien content de pouvoir brandir le Brevet du «Marmotton». Les autres, au bord de l’agonie, encouragés par une foule nombreuse, s’accrochent au bitume comme pour ne pas se laisser envahir par des images d’abandon. Les premiers kilomètres jusqu’au virage 17, sont les plus terribles. Passer du 50x18 au 30x27 en quelques dizaines de mètres refroidit les plus enthousiastes. Demandez à un certain Amstrong ce qu’il en pense, lui qui fut jeté dans la bagarre au pied de l’Alpe par son coéquipier Beltran qui avait osé forcer l’allure dès les premières pentes dans la 8è étape du Tour 2003. Au virage 15, le pourcentage de la pente diminue quelque peu mais après une journée passée en selle, les jambes ne font plus la différence. Au virage 7, un groupe de coureurs s’est arrêté pour reprendre son souffle. Belges, allemands, Suisses, Français, tous unis dans la même galère. Je ne sais plus sur quel pied danser lorsque je vois surgir une «féminine» qui semble encore capable de faire rendre l’âme à son vélo plutôt que de s’avouer vaincue. Je saute dans sa roue bien décidé à ne pas lui céder un mètre de terrain. Au prix d’un effort terrible, puisant dans mes dernières réserves, je parviens à la doubler au virage 3. Comme attisé par un désir de conquête et un taux d’adrénaline qui s’élève en même temps que la pente, je file vers le sommet avalant une vingtaine de coureurs dans le dernier kilomètre avant de franchir la ligne sous le regard attendri de ma dulcinée, en 11h01'34". La Marmotte, c’est promis, j’y reviens l’année prochaine.