vendredi 18 janvier 2008

Entre Terre et Ciel


En 1939, René Daumal n'avait que trente et un ans lorsqu'il commença à écrire "Le Mont Analogue". Il venait d'apprendre que la tuberculose, dont il souffrait depuis une dizaine d'années, ne lui laissait aucune chance. L'aggravation de sa maladie ne lui permit pas d'achever son "roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques".

Extraits:

"Dans la tradition fabuleuse, la montagne est le lien entre la Terre et le Ciel. Son sommet unique touche au monde de l'éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels. Elle est la voie par laquelle l'homme peut s'élever à la divinité, et la divinité se révéler à l'homme...
Pour qu'une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue, concluais-je, il faut que son sommet soit inaccessible, mais sa base accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l'invisible doit être visible...
Mais où chercher? Par où commencer? J'avais déjà bien couru le monde, fourré mon nez partout, dans toutes sortes de sectes religieuses et d'écoles mystiques, mais devant chacune, c'était toujours: peut-être que oui, peut-être que non. Pourquoi aurais-je misé sur celle-ci plutôt que celle-là? Vous comprenez, je n'avais pas de pierre de touche. Mais du fait que nous sommes deux, tout change; la tâche ne devient pas deux fois plus facile, non d'impossible, elle devient possible...
Le 10 octobre suivant, nous nous embarquions sur l'Impossible. nous étions huit...
Il avait été convenu entre nous que nous ne dirions pas, dans nos entourages, le but exact de notre expédition; car, ou bien on nous aurait jugés insensés, ou, plus probablement, on aurait cru que nous racontions des histoires pour dissimuler le vrai but de notre entreprise, sur lequel on aurait fait toutes sortes de suppositions...
Souvent d'ailleurs, aux moments difficiles, tu te surprendras à parler à la montagne, tantôt la flattant, tantôt l'insultant, tantôt promettant, tantôt menaçant; et il te semblera que la montagne répond, si tu lui as parlé comme il fallait, en s'adoucissant, en se soumettant. Ne te méprise pas pour cela, n'aie pas honte de te conduire comme des hommes que nos savants appellent des primitifs et des animistes. Sache seulement, lorsque tu te rappelles ensuite ces moments-là, que ton dialogue avec la nature, n'était que l'image, hors de toi, d'un dialogue qui se faisait au-dedans".
(Editions Gallimard, collection l'Imaginaire,1981)

Toutes les mythologies parlent, soit d'un centre original du monde, soit d'un mont sacré comme possibilité de communication avec l'au-delà. L'Ancien et le Nouveau testament y font souvent référence. La liqueur des Védas réside dans la montagne. L'Himalaya est connue pour être le séjour de Shiva. Dans la mythologie grecque les dieux résident sur l'Olympe. Les anciens sages chinois instruisaient leurs disciples sur les montagnes des bienheureux...

Faire l'ascension du Mont Analogue, c'est se donner un but, a priori inaccessible. C'est monter à bord de l'Impossible pour aller vers des horizons encore vierges. C'est accepter d'avoir peur, de souffrir parce que le chemin est semé d'embûches. C'est prendre en compte toutes les différences. C'est faire jouer la solidarité et l'amitié. C'est se dépouiller de tous les objets encombrants et de tous les joujoux pas vraiment indispensables. C'est quitter la vieille peau qu'habille les personnages que nous jouons, pour devenir ce que nous sommes, sans imiter personne. C'est faire preuve d'une grande humilité et d'une infinie patience. C'est entrer en soi-même pour accueillir l'autre. C'est s'ouvrir à la dimension divine de l'être. C'est le chemin qui mène vers le Soi.