
Pus de 25 ans après sa création, Maguy Marin, élève de Maurice Béjart, promène toujours le spectacle "May B". Créée le 4 novembre 1981, cette pièce emblématique a été donnée plus de 500 fois dans 41 pays.
En 1983, Radio-Rennes (qui faisait partie du réseau des radios libres) m'avait confié la responsabilité d'une émission consacrée à la danse. J'étais également responsable d'une rubrique danse pour le magazine des arts des spectacles Rennes-Poche. Après la présentation du spectacle à la Maison de la Culture de Rennes, j'écrivais:
Le rideau de fer se lève sur un décor froid, presque nu, où des individus immobiles, vêtus de haillons, le visage et le corps recouverts d’une argile grisâtre, semblent prostrés dans une attitude opiniâtre. Au premier coup de sifflet, ces larves humaines se mettent en marche mécaniquement, à petits pas glissés, comme guidés par quelque force étrange. Et les voilà qui, en chœur, poussent des gémissements, des grognements, des halètements, des ricanements, des hurlements. Le rythme saccadé de leurs pieds lourds qui martèlent le sol va en crescendo et semble prolongé par le rire mal contenu des spectateurs qui tentent ainsi de dissimuler leur malaise. « Cà va finir » lance un des personnages comme s’il formulait pour lui-même ce souhait, révoquant ainsi l’implacable appel du silence et de l’anonymat. Au roulement de tambour, cette armée de vieillards se remet en route et, agglutinés les uns aux autres, ils témoignent de la souffrance d’une vie qui n’en finit pas de mourir. Les corps cassés, raidis, ridés, saisis de tremblements spasmodiques, les bouches révulsées. L’argile se craquelle en lambeaux sur leur peau usée, déchirée, qui colle à leurs loques. Ils rampent, se cherchent, culbutent et, enivrés par une musique joyeusement militaire, ils se livrent à des jeux rituels où la quête de l’autre se confond avec la jouissance immédiate de copulations imaginées. Des femmes se battent, se tirent les cheveux, se mordent, s’entre-déchirent comme si elles voulaient exorciser le mal qui est en elles. Les jacassements, les cris, se perdent dans le brouhaha de l’incommunicabilité.
Le coup de poing nous atteint droit au corps et au cœur. La laideur pénètre en nous et touche au paroxysme d’une cruauté qui se donne en spectacle.

Qu’attendent-ils ? Que cherchent-ils ? Où vont-ils ? Cette horde en cavale s’avance une valise à la main ; ils s’en vont et reviennent inlassablement. Le temps s’allonge. Les mêmes gestes se répètent. Ils ont pris un billet en partance pour nulle part. L’inéluctable, c’est sans doute la mort prochaine qui les délivrera du fardeau de leur inutilité. Ici un couple moribond tente le dernier voyage vers la tendresse ; là un aveugle guette le vide du bout de sa canne ; là encore dame solitude attend quelque voyageur égaré.
Dans un dernier sursaut, tous se jettent avec une hargne féroce et gloutonne sur le gâteau d’anniversaire, comme s’ils voulaient, une dernière fois, mordre la vie à pleine dents. « C’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir », ce cri ultime résonne encore dans nos mémoires quand le rideau s’abaisse. Le salut final participe du même cérémonial. Abasourdi, je n’ai plus la force d’applaudir.
Avec " May B" de Maguy Marin, c’est toute la beauté cruelle de l’univers de Beckett qui semble condensé dans un spectacle dont la force et la violence font ressurgir toute l’absurdité d’un monde qui est « ce qui contient la plus grande douleur ».
(Ce soir, au Centre chorégraphique à Rillieux-la Pape (69) et le Mardi 29 Janvier au Centre culturel Théo Argence à St Priest )