dimanche 23 mars 2008

La fine plume de Diderot


Pédagogue, polémiste, conteur, dramaturge, écrivain délibérément éclectique, l'auteur de la Religieuse, du Neveu de Rameau, de Jacques le Fataliste, du Supplément au Voyage de Bougainville ne cesse de surprendre. Il ira même jusqu'à écrire un roman libertin: "Les bijoux indiscrets".

"L'encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers", oeuvre collective monumentale à laquelle il se consacra pendant plus de vingt ans, témoigne de son appétit de savoir de de sa jubilation d'apprendre et de transmettre. Pour la première fois, il rassemble les meilleures plumes, les savants les plus qualifiés, les meilleurs techniciens, ingénieurs et artisans, pour mettre à disposition du public toutes les connaissances humaines disponibles avec l'idée de rendre les hommes plus libres. Edifier une philosophie populaire, telle est l'ambition de ce matérialiste "enchanté" qui pense que la nature est douée de sensibilité. Ne disait-il pas: "Selon moi, la sensibilité est une propriété universelle de la matière" . Son athéisme fortement revendiqué montre pourtant ses limites lorsqu'il déclare: "il n' y a qu'une vertu, la justice; qu'un devoir, de se rendre heureux; qu'un corollaire, de ne pas se surfaire la vie, et de ne pas craindre la mort."

Grand animateur du Siècle des Lumières, Diderot rassemble les idées et les oppose. Pour cela il utilise fréquemment la forme du dialogue. Ainsi chacun des personnages est à même de donner son point de vue qui ne représente pas obligatoirement la pensée de l'auteur. Car plutôt que philosophe, Diderot est avant tout un penseur: il remet en question, éclaire un débat, soulève les paradoxes, mais tranche peu. Travailleur infatigable, plutôt sédentaire, victime souvent de la censure, (sa "Lettre sur les aveugles" lui vaut d'être enfermé 4 mois au Château de Vincennes) il n'espérait que la reconnaissance de la postérité. D'ailleurs, une part importante de son oeuvre ne sera publiée qu'après sa mort.

Dans "La Religieuse", Diderot fait surtout le procès des institutions religieuses coercitives qui mènent les individus aux souffrances terrestres et à la damnation éternelle. On se souvient du film réalisé par Jacques Rivette en 1967. Considéré comme blasphématoire, il fut l'objet des foudres de certains milieux catholiques. C'est grâce à l'intervention d'André Malraux que le film obtint un visa d'exploitation, assorti d'une interdiction aux moins de 18 ans. Film sobre au demeurant, extrêmement fidèle au roman dont il est l'adaptation, on a du mal à croire aujourd'hui qu'il ait pu engendrer une telle polémique.

Il faut aussi relire le "Supplément au Voyage de Bougainville" pour comprendre la violence avec laquelle Diderot critique la civilisation occidentale. Le dialogue entre l'aumônier colonisateur et l'indigène Orou sur l'île d'Haïti est savoureux.
Extrait:
A. le mariage est-il dans la nature?
B. si vous entendez par le mariage la préférence qu'une femelle accorde à un mâle, ou celle qu'un mâle donne à une femelle sur toutes les autres femelles; préférence mutuelle, en conséquence de laquelle il se forme une union plus ou moins durable, qui perpétue l'espèce par la reproduction des individus, le mariage est dans la nature.
A. Je le pense comme vous, car cette préférence se remarque non seulement dans l'espèce humaine, mais encore dans toutes les autres espèces d'animaux: témoin de nombreux cortège de mâles qui poursuivent une même femelle au printemps dans nos campagnes, et dont un seul obtient le titre de mari. et la galanterie?
B. Si vous entendez par galanterie cette variété de moyens énergiques ou délicats que la passion inspire, soit au mâle, soit à la femelle, pour obtenir cette préférence qui conduit à la plus douce, la plus importante et la plus générale des jouissances; la galanterie est dans la nature.

(Diderot ou l'enchanteur des Lumières, 9ème volume du "Monde de la philosophie", cette semaine dans les kiosques)