"J’en viens à un troisième élément structurant du développement de la personne, c’est le regard et le sourire. Un jeune enfant ne sait pas qui il est. Et il ne se pose pas la question. C’est pour cela qu’on est bien quand on est petit. Et le regard, c’est très important, car le visage qui vient le plus souvent vers le visage, c’est celui de la mère ou de la personne qui s’occupe de l’enfant. Et le visage pour l’enfant, c’est d’abord le regard. Il existe des expériences, à la fois ethnologique et psychanalytique. Les plus classiques sont celles de René Spitz qui a utilisé la méthode des lèvres: vous savez, vous faites des masques, sur lesquels il n’y a rien, juste la forme du visage découpé, des masques à deux éléments, les oreilles et le nez, les yeux et les oreilles. Vous mettez un masque en dessus du berceau. L’enfant regarde les masques avec indifférence. Mais il y a un masque qui marche le mieux, c’est celui qui a la bouche et les yeux qui sourient. L’enfant sourit. Il a repéré ce que Spitz appelle, deux principes organisateurs de la personnalité, le regard et le sourire. Ce qui relativise le plaisir que les personnes, qui s’estiment reconnues, éprouvent quand ils se penchent sur le berceau. « Oh, il m’a reconnu, il m’a souri » On en prend un coup du côté de l’ego, mais ça marche. Le regard seul marche pas mal. Vous pouvez mettre le nez et les oreilles, ça ne suscite pas l’enthousiasme des foules. Eventuellement, vous pouvez les agiter et les intéresser parce que ça bouge, mais sur un visage ce n’est pas le cas. En plus, quand un enfant regarde les yeux d’une personne, il ne regarde pas ses yeux objectivement, il regarde le regard. Le regard est le regard du regard de l’autre. De la même façon, que le désir, plus tard, sera le désir du désir de l’autre. Ce que cherche l’enfant, quand il regarde les yeux, c’est l’intérêt qui lui est porté, et qui s’exprime par le regard qui habite ces yeux…
Le sourire, c’est une manifestation symbolique d’accueil positif de l’autre. Sourire, c’est accepter l’humanité de l’autre. La pédagogie, c’est d’abord une démarche qui consiste à reconnaître l’autre comme une personne à part entière. Le sourire, qui est un sourire de cordialité humaine, ne doit pas devenir un sourire de séduction narcissique. Et dans l’éducation artistique c’est important, puisqu’elle touche à toute personne. Elle touche à mon corps, à ma sensibilité, à mon imagination, à mon intelligence, à tout moi. Si quelqu’un me sourit et que son sourire est une demande d’amour, je suis piégé, c’est le sourire de la séduction. Ne jamais oublier l’éthymologie, c’est construit comme cela, vous avez d’abord « se » à l’écart de en latin, « duction », droit, aller droit. Séduire, c’est mettre quelqu’un à l’écart de son chemin propre, c’est le détourner de son droit chemin, la séduction est un exercice de prise d’otage. Le sourire de la cordialité, c’est le sourire que j’offre à l’humanité dans tout être humain. Il y a une différence entre cordialité chaleureuse et l’implication affective. Il ne faut pas se tromper de sourire. Si je souris qu’à ceux qui me sont sympathiques, et que je fais la tête à ceux qui me sont antipathiques, ça va donner quoi? Cela veut dire que pour moi, la clef de la relation, c’est l’affectivité et pas l’objectif que j’ai. Donc, je me trompe de situation. Je ne suis pas là pour aimer certains enfants, et je ne suis pas là pour me faire aimer de mon public. Par conséquent, le sourire de la cordialité est un sourire général, générique et généreux envers tout le monde. Par contre, le sourire narcissique, le sourire séducteur est un sourire sélectif, donc un sourire qui exclut. Et la pédagogie n’a pas vocation à exclure, elle a vocation à faire réussir, à promouvoir la personne. Le sourire qui m’est demandé, ce n’est pas mon sourire à moi, comme individu, mais mon sourire humain. Le sourire de l’humanité qui ne trahit pas les préférences de l’individualité. Et c’est plus facile à dire qu’à faire. Il y a des gens à qui on a envie de sourire et d’autres non. C’est le sourire qui veut dire, « tu es le bienvenu ici."
Extraits d'une conférence de Gérard Guillot, philosophe de l'éducation, CND Lyon avril 1998