lundi 10 mars 2008

Par-delà le bien et le mal


J'ai découvert Frédéric Nietzsche, à l' âge de 17 ans, en classe Terminale. Notre professeur de philosophie, une jeune femme au physique élégant et à l'esprit cultivé et brillant, nous apprit à poser un regard neuf sur le monde. Les événements de 68 venaient de secouer le monde. La révolution des idées était en marche. Notre jeune diplômée sut rendre attractive notre découverte de l'auteur du "Crépuscule des idoles ". Nous dissertâmes longuement autour de "Par delà le bien et le mal" qui venait de paraître dans la collection de poche 10/18. Le langage littéraire et imagé de Nietzsche, son style aérien et dansant, son ton provocateur le rendait spontanément plus accessible que Kant, Hegel ou Heidegger. La difficulté que j'avais à écrire son nom n'avait d'égale que la complexité de sa pensée dont la multiplicité des points de vue pouvait paraître parfois excessif ou contradictoire. Il me revient encore en mémoire l'histoire des 3 métamorphoses: comment l'esprit se change en chameau, le chameau en lion et le lion, pour finir, en enfant.

"Ce qui est en jeu dans son oeuvre, c'est la fin de la vérité" écrit Roger-Pol Droit. Il entreprend de dénoncer, démonter et de dépasser le mythe d'une vérité philosophique immuable, comme chez Platon et " le monde des idées". Il débusque les valeurs morales, leur préférant la vérité des instincts et leur expression. Il introduit le doute, met en cause la religion et le science. «Ce qu'on fait par amour l'est toujours par-delà le bien et le mal.» Il rejette le christianisme et pourtant "Ainsi parlait Zarathoustra" nous renvoit à la personne du Christ. Son Contre Evangile annonce la nouvelle d'un dépassement de l'humain:

"Fuis, mon ami, réfugie-toi dans ta solitude. Je te vois abasourdi par le vacarme des grands hommes et harcelé par les aiguillons des petits. Les rochers et les bois sauront se taire, gravement, en ta compagnie. Sois de nouveau semblable à cet arbre que tu aimes, avec sa large ramure, silencieux, aux écoutes, suspendu au-dessus de la mer. Où cesse la solitude commence la place publique et où commence la place publique commence aussi le vacarme des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses. Dans le monde, les meilleures choses ne sont guère appréciées s'il ne se trouve quelqu'un pour les mettre en scène; ces metteurs en scène, voilà ce que la foule appelle les grands hommes... La place est encombrée de bouffons solennels et la foule se glorifie de ces grands hommes, elle salue en eux les maîtres de l'heure... A cause de ces impulsifs retourne dans ta retraite: ce n'est que sur la place publique que l'on vous assaille ainsi pour tirer de vous un oui ou un non..." (Ainsi parlait Zarathoustra)

Nous chérissons les illusions parce que nous en avons besoin, dit le penseur rebelle. C'est dans sa vie qu'il puise le matériau des sa pensée. Il rejoint en cela les artistes. N'est-il pas d'ailleurs compositeur lui-même et pianiste, un temps admirateur de Wagner puis de Bizet! Mais la solitude et la folie auront raison de lui.

" Le génie du coeur, qui fait taire tout le battage et la complaisance, et leur enseigne à écouter, qui polit les âmes rêches et leur donne à goûter un nouveau désir - celui de rester calme comme un miroir, pour que le ciel profond s'y reflète.. Le génie du coeur dont, l'attouchement laisse partir chacun plus riche, non pas bénis et surpris, non pas gratifié d'un bien étranger qui l'écrase, mais plus riche de lui-même, mais plus nouveau à ses propres yeux qu'auparavant, ouvert, pénétré et épié par le vent du dégel, peut-être plus incertain, plus délicat, plus cassant, plus cassé, mais plein d'espérances qui n'ont encore aucun nom, plein de nouveau vouloir et de nouveaux courants, plein de nouveaux refus et de nouveaux reflux" ( Par delà le bien et le mal)

"Qui sait respirer l'air de mes écrits sait que c'est un air des hauteurs, un air vif. il faut être fait pour lui, sinon il y a grand risque d'y prendre froid. les glaces sont proches, la solitude est immense - mais quelle paix enveloppe les choses dans la lumière! La philosophie, telle que je l'ai comprise est vécue jusqu'à présent, consiste à vivre dans les glaces et les sommets - c'est la recherche de tout ce que l'existence a d'étrange et de douteux, de tout ce qui a été jusqu'à présent mis au ban de la morale" (Ecce homo)

Vol 7: Nietzsche "Le Monde de la philosophie", chaque Jeudi avec l'édition du Journal Le Monde.