
C'est en parcourant le célèbre "Lagarde et Michard" en classe de Seconde que je fis connaissance avec Montaigne. Bien avant les "Rêveries du promeneur solitaire" et les "Confessions" de Jean-Jacques Rousseau, je me liai d'amitié avec cet homme d'une taille un peu au-dessous de la moyenne, à la santé forte et allègre, sans disposition particulière, qui n'hésitait à écrire " Je suis moi-même la matière de mon livre". A quelques reprises, depuis lors, j'ai eu plaisir à redécouvrir cet esprit voyageur qui fit des expériences de sa vie la matière de son oeuvre.
Nourri au latin maternel, passionné de cheval, Michel Eyquem de Montaigne a d'abord la réputation d'être un jeune homme frivole et dispendieux. Ses frasques de jeunesse oubliées, il se retire sur ses terres pour se consacrer désormais à l'étude et à la réflexion. il participe activement à la vie politique de son temps (il fut Maire de Bordeaux durant deux mandats et effectua des missions pour Catherine de Médicis) et voyage beaucoup en Europe. " Le voyager me semble un exercice profitable. L'âme y a une continuelle exercitation à remarquer des choses inconnues et nouvelles; et je ne sache point meilleure école à former à la vie, que de lui proposer incessamment la diversité de tant d'autres vies, fantaisies et usances et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature". Son intelligence et son étonnante mobilité d'esprit reflètent la maxime: un esprit sain dans un corps sain. "Mon esprit ne va pas seul, il faut que les jambes l'agitent". Le pratiquant cycliste que je suis ne peut qu'adhérer à ce point de vue.
Pour cela, il suit le cours de ses pensées, allant d'un sujet à l'autre, laissant émerger les idées au risque qu'elle s'entrechoquent ou laissent place à une pensée nouvelle. Il ne juge pas. il n'est pas décerne aucune vérité définitive. Il accepte qu'un jugement soit remis en question. Il invite à prendre conscience de la limite de nos connaissances. Son scepticisme trouve sa source dans la notion de passage et dans le caractère éphémère de l'existence : "C'est une épineuse entreprise, et plus qu'il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes". Les Essais nous peignent un être dans toute sa complexité, avec une parfaite lucidité, mais sans indulgence. Son but n'est pas l'exaltation du moi mais la conquête de la sagesse. C'est en cela que les chercheurs de vérité peuvent se reconnaître en lui.
Son amitié particulière pour Etienne de la Boétie est restée légendaire. C'est d'ailleurs à lui qu'il s'adresse d'abord, lorsqu'il rédige "Les Essais", peu après la mort de son ami. "Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui ; parce que c’était moi". (Essais, Livre I, XXVIII)
La tyrannie, la trahison, l'ambition, la jalousie, le désespoir, toutes ces "fautes ordinaires" font partie de la vie. Il s'agit d'en diminuer la part et de parier sur la rencontre avec l'autre: "Un parler ouvert ouvre un autre parler et le tire hors, comme fait le vin et l'amour."
Montaigne nous incite à nous aimer tel que nous sommes. "Entrer en amitié avec soi-même" pour reprendre le titre du livre du moine bouddhiste Pema Chödrön . Aller de découverte en émerveillement, avec joie, courage et gourmandise. Et que "philosopher, c'est apprendre à mourir. Le but de notre carrière c'est la mort, c'est l'objet nécessaire de notre visée: si elle nous effraye, comme est-il possible d'aller un pas avant, sans fièvre? Le remède du vulgaire c'est de n'y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement?" (Essais I, Chapitre XIX)
Roger-Paul Droit invite le lecteur à voyager à travers "Les Essais", à l'instar de son auteur: "Laissez-vous aller, comme le fait aussi cet étrange philosophe. Ne cherchez pas à toute force à suivre le fil des idées. Avancez simplement au gré de l'humeur. et vous tomberez en arrêt, ici ou là, sur une perle qui vous fera de l'usage. Cette nonchalance est pour Montaigne signe de philosophie et de posture dans l'existence. Se défier des certitudes, accepter que tout soit en évolution, apprendre à s'aimer, se savoir mortel et demeurer en joie, voilà ce qu'il appelle "faire l'homme".
"Pour moi donc, j'aime la vie et la cultive telle qu'il a plu à Dieu nous l'octroyer.. J'accepte de bon gré ce que nature a fait pour moi; et m'en agrée et m'en loue... Notre grand et glorieux chef d'oeuvre c'est vivre à propos." Un art de vivre, en somme.
Nietzsche, qui a beaucoup lu Montaigne, écrivait à son propos: " Du fait qu'un tel homme a écrit, en vérité on a plus de plaisir à vivre sur la terre."
(Les Essais de Montaigne, 8ème volume du "Monde de la philosophie", cette semaine dans les kiosques)