Travailler du côté du besoin c’est générer la dépendance. Travailler du côté du désir, c’est travailler du coté de la créativité, du projet, du rêve, du possible. C’est plus incertain parce que lorsqu’on désire, on ne sait pas bien ce que l’on désire. On est plutôt en désirance. Quand on désire, au fond ce que l’on désire, c’est qu’on désire désirer. On ne désire jamais un objet pour lui-même. Quand j’emploie le mot objet, c’est au sens large, cela peut être une personne, le désir et l’objet s’il me paraît désirable. Mais il ne peut me paraître désirable que s’il est déjà potentiellement désiré par d’autres. Ce que l’on désire, c’est le désir de l’autre. Ce qui est désiré par d’autres devient du même coup désirable à mes yeux. On apprend à désirer en entrant dans la démarche de désir des autres. C’est comme cela qu’on se construit son propre désir. Le désir est incertain et flou. C’est parce qu’il est flou que parfois il est fou. Il peut se porter parfois sur n’importe quoi. Mais en même temps, le désir, c’est l’aventure du possible, c’est l’exploration du possible. Avec le désir, je deviens un aventurier de l’avenir alors qu’avec le besoin, je reste prisonnier du passé. C’est pourquoi, nous devons pédagogiquement essayer d’activer le désir. Bien évidemment, il y a une ambiguïté: la notion du désir est teintée de sexualité au sens psychanalytique, c’est le principe de plaisir, le désir, c’est chercher ce qui peut procurer un plaisir. Mais le désir, c’est le désir de faire, le désir de créer, le désir de désirer. Le désir n’est jamais fermé, c’est pourquoi, il est toujours insatisfait. Un besoin est satisfait. Vous pouvez me faire l’objection « quand on a mangé un moment après, vous avez quand même faim. » Mais ça revient à l’identique, c’est le besoin « j’ai faim ». Il n’y a pas de surprise dans le fait d’avoir faim. Tandis que le désir revient , semblable à lui même, sauf quand il s’est transformé en besoin. Le désir comprend toujours un certain coefficient d’incertitude. Demander à quelqu’un ce qu’il désire précisément à un moment donné: il n’en sait rien. Mais il sent qu’il est en désir. Et quand je suis en désir, je suis en quête. Pour apprendre, je dois être dans cette posture. Apprendre suppose d’être exposé à la nouveauté. Et le désir c’est une aventure dans la nouveauté. Un enfant motivé est un enfant en désir par rapport à la nouveauté. Bref, un enfant qui a envie de grandir. Vous savez qu’étymologiquement, « enfant » vient du latin « enfance » qui signifie « l’être privé de parole ». Donc l’enfant souhaite parler. Il souhaite pouvoir dire son désir. Désir et parole sont étroitement liés. Il y a même trois notions étroitement liées. Regard, parole, désir, c’est ce qui fait l’humanité dans ce qu’elle a de plus insaisissable chez quelqu’un. Dans la mesure où un acte d’éducation est un acte de promotion de l’humanité dans l’être humain, cette promotion de l’humanité passe par une éducation du regard, une éducation de la parole et une éducation du désir.
C’est le désir qui sauve l’imaginaire du conformisme. Sinon, imaginer c’est imiter. Tandis que le désir, au moins, me donne une énergie qui me fait travailler les images que j’ai acquises. Dans la mémoire, dans la fréquentation des autres. Je les travaille, je les transforme, je les métamorphose, bref, j’ai un véritable atelier intérieur. C’est le désir qui fait bouger dans la tête. Quand on fait l’éloge de l’imaginaire, et que l’on pense que c’est un réservoir d’images, on fait à ce moment l’éloge d’un conformisme culturel donné. Imaginer ce n’est pas copier des images, c’est former des images, c’est transgresser des images. La pédagogie est de permettre à un enfant de conquérir ses audaces intérieures et de ne pas se contenter, même si c’est nécessaire pendant un temps, de simplement imiter les autres. C’est dans cette mesure que la dimension imaginaire, qui est bien sûre très importante, peut être reliée à une dimension plus profonde qu’on appelle la dimension du symbolique.
On ne crée pas à partir de rien. Spontanément quand je suis créatif, j’imite. Quand je suis spontané, je reproduis les stéréotypes que j’ai intégré. Comment voulez-vous que je fasse autrement. Si le pédagogue me demande d’être spontané alors, je vais restituer tout ce que j’ai ingurgité. Par contre, si la pédagogie veut me faire progresser, il faut que je devienne créateur. Et je le deviens contre les stéréotypes que j’ai intégré. En remettant en question, en bousculant, en déséquilibrant les pesanteurs dans lesquelles jusqu’alors, je m’étais installé. C’est pour cela que je vous disais que l’apprentissage est déstabilisateur. Donc, enseigner, c’est bousculer les mimétismes du moment. Mais, ce n’est pas renier la tradition et la transmission. La question n’est pas: « faut-il transmettre ce qui existe? » mais, « comment le transmettre? », ce qui est très différent. Car, c’est en transmettant, en acquérant des bases, des structures, que je pourrais, plus tard, devenir créateur. On ne crée pas à partir de rien. Si je veux devenir un poète, je dois d’abord maîtriser la langue. Et si personne ne m’a transmis la langue, je ne deviendrais jamais un poète, parce que je ne serais pas parler. Dans le rapport à l’autre, il faut bien distinguer ce que j’ai appelé le rapport à l’autre, qui est du domaine du désir, et le rapport aux autres, qui est du côté du simple mimétisme. C’est en pensant bien à cette articulation, qu’on peut mieux réfléchir les véritables enjeux de la pédagogie.
Extraits d'une conférence de Gérard Guillot, philosophe de l'éducation, CND Lyon avril 1998