vendredi 11 avril 2008

L'objet transitionnel


Heureusement, l’objet est là pour nous détourner de cette fascination réciproque. Enseigner, ce n’est pas se convaincre, yeux dans yeux, c’est se tourner vers un objet avec lequel on va faire quelque chose. Quand je dis objet, c’est le contexte matériel, ou le support qu’on utilise. C’est pour cela qu’avec de jeunes enfants, je crois important, au plan strictement pratique, d’utiliser des objets. Pas n’importe quel type d’objet. Les jeunes enfants, quand vous leur demandez d’investir un espace, c’est plus difficile quand il n’y a aucun objet auquel se repérer, que quand il y en a deux ou trois. Contourner un objet, ça vous donne l’audace d’investir l’espace. Cela fournit des anticipations qui structurent cet espace, des cheminements possibles. Le vide relatif est toujours difficile à investir. Il vaut mieux enlever progressivement des objets, plutôt que d’exposer directement au vide. Et puis se servir d’objets, c’est important. Si on veut travailler une sensation en ayant quelque chose de lourd, à laisser tomber comme une pierre, à ce moment là, le geste laisser tomber, je l’éprouve différemment que si je faisais comme si j’avais un cailloux dans la main dans la main. Parce qu’à six ans, si on leur dit: « Imagine que tu as un caillou dans la main! » Moi, si j’avais six ans, je dirais: « Non, mais j’en ai pas! » Et même dans ce cas-là, je vais m’imaginer la forme, pas le poids.

Plus les objets ne sont pas trop déterminés culturellement, plus ils sont plastiques et maniables. Si on donne une petite voiture, à un garçon, il y a des chances qu’il ait envie de la faire rouler. Donc, ce n’est pas très intéressant. Je crois que c’est important parce que l’objet est structurant, sécurisant, et il est dansant. Il est plus facile d’apprendre à danser avec des objets, qu’avec des sujets. Ou, si vous voulez, on apprend à danser avec des sujets, en dansant avec des objets. Et puis, c’est beaucoup plus facile, pour des enfants qui sont inhibés, timides. Déjà, pour un adulte qui n’a pas d’habitude, ce n’est pas facile de s’exposer, de faire quelque chose uniquement avec son corps. Si on n’est pas compétent dans le domaine, on se demande ce que l’on fait là. Ce que font les gens, ils cherchent des objets. Un orateur, sans papiers, sans rien face à un groupe, que fait-il au bout d’un moment? Il cherche des objets dans sa poche, sans s’en rendre compte, ou il s’accroche à un stylo. Et quand on n’a plus d’objet du tout, on s’accroche à soi, on va croiser les bras, on cherche un support. Il faut un socle, pour que la statue s’élance.

Apprendre à danser, avant d’apprendre à s’élancer, il faut bien partir de quelque part, et ce quelque part, il se matérialise. Et pour un enfant, la matérialité est essentielle. Et même pour un adulte. Regardez le bureau duquel je vous parle, il y a un certain nombre d’objets dessus. Certains servent à quelque chose, d’autre moins. Cela habille la table. Imaginez qu’on enlève tout, cela ne ferait pas la même impression, pour vous comme pour moi. Déjà, cela fait plus structuré, et plus crédible. J’ai mes notes, je peux boire un verre, vous m’enregistrez. La situation est organisée matériellement. Vous-même, vous vous êtes organisés matériellement. On m’enlève tout, on se dit: « il est de passage, il vient causer cinq minutes. » Ou bien, je suis à ce bureau, et je reçois quelqu’un. Il n’y a rien sur le bureau. C’est plus difficile quand vous êtes reçu par quelqu’un, et qu’il n’y a rien sur le bureau, que quand il y a quelques objets, qui permettent de structurer le regard. Il ne faut pas non plus qu’il y en ait trop. L’objet oriente le regard dans l’espace, et donc oriente mes anticipations dans l’espace. Et du même coup, il oriente mes investissements de l’espace. Donc, l’objet me mobilise. L’objet, apparemment statique, me met en mouvement plus facilement qu’une simple injonction.

Extraits d'une conférence de Gérard Guillot, philosophe de l'éducation, CND Lyon avril 1998