Ils ont dix sept ou dix huit ans. Dans moins d'un mois, comme la très grande majorité des jeunes de leur âge, ils passeront les épreuves du Baccalauréat. Leur particularité: Ils poursuivent leur scolarité dans une école Steiner. Hôtes de nos amis Alsaciens le temps d'un week-end, nous sommes invités à découvrir les travaux réalisés par les élèves terminant leur douzième année. Tout au long d'une année scolaire déjà bien remplie, chacun des apprenants, avec le soutien d'un tuteur, a réalisé un projet personnel qui lui tient particulièrement à coeur. Devant une assemblée de parents, d'amis et de curieux, les élèves présentent, sur la scène du Centre culturel, les défis qu'ils se sont lancés 9 mois plus tôt.
Philosophe, homme de lettres, dramaturge, architecte, Rudolph Steiner (1861-1925) est le fondateur de ce qu'on appelle l'anthroposophie, "un chemin de connaissance qui voudrait conduire le spirituel en l'être humain au spirituel en l'univers". L'hypothèse fondamentale de Steiner est " que derrière le monde visible existe un monde invisible qui est tout d'abord caché aux sens" et "qu'il est possible à l'homme de pénétrer dans ce monde caché s'il développe certaines facultés qui sommeillent en lui." La seconde hypothèse est que tout un chacun peut, en entraînant son "organe de la connaissance" à la méditation, acquérir les facultés lui permettant d'accéder aux mondes supérieurs. Cela lui permet de développer une conception holistique de l'être humain, donnant lieu à une approche originale de la médecine et des sciences humaines (les produits Weleda, c'est aussi lui). Son oeuvre majeure reste sans doute "La philosophie de la Liberté", parue en 1894.
Mais Rudolph Steiner fut aussi le promoteur de nouvelles méthodes d'enseignement. "En réalité, il ne s'agit pas de recevoir de l'école une formation achevée mais de s'y préparer à la recevoir de la vie". L'éducation apparaît comme une croissance et une métamorphose, l'enseignant étant le "jardinier" et celui qui "modèle". Interdit par le régime Nazi, la réouverture des établissements et le développement progressif du mouvement gagne peu à peu toute l'Europe et s'étend progressivement à tous les continents. Ce sont des établissements autonomes, sur le plan économique et sur celui des programmes. Pédagogiquement centrés sur l'enfant, parents et enseignants oeuvrent ensemble dans l'intérêt de l'épanouissement de celui-ci. Les élèves, répartis, en classes d'âge stables de la première à la douzième année de scolarité, étudient ensemble sans jamais être notés, ni redoubler. L'instauration d'un équilibre entre activités cognitives, artistico-affectives et technico-pratiques en salle de classe et dans la vie scolaire doit permettre de former la personnalité de l'élève dans son intégralité. Les enseignants se considèrent avant tout comme des accompagnateurs du développement de l'enfant. Pas de carnet de notes, mais un rapport pédagogique décrivant chaque année les caractéristiques ou les résultats que l'élève a obtenus. Les écoles Steiner remportent aujourd'hui un vif succès. Ce modèle pratique d'éducation nouvelle nous rappelle que d'autres courants pédagogiques (Freinet et Montessori) sont nés à la même période.
Le rideau s'ouvre sur Jérôme. Sa passion pour la clarinette, il nous la fait partagée en présentant la dizaine de modèles de clarinettes qui ont traversé les siècles, depuis sa création vers 1700 par un certain Johan Christophe Denner. Quarts de ton, clarinette en La ou Si, clarinette basse que nous reconnaissons dans "Pierre et le Loup". Il interprète ensuite un extrait d'un concerto avec le doigté et le phrasé du connaisseur.
Vient le tour de Stéphanie. Revêtue d'un justaucorps ambré, elle se hisse jusqu'à la hauteur des cintres grâce à deux longs tissus rouges dans lesquels elle se drape, s'enroule pour mieux se laisser retomber quelques mètres plus bas, dans des postures qui défient les lois de l'équilibre. Un vrai numéro de voltige digne des plateaux de télévision.
Sans aucune connaissance du milieu marin, Stéphane s'est lancé dans la construction d'une embarcation en bois. S'appuyant sur des croquis d'architecte, il a bénéficié de la bienveillance de ses parents qui l'ont autorisé à construire son oeuvre (qui approche les 4 mètres de long) dans le salon familial. Avec une aisance consternante (il était considéré comme un élève plutôt renfermé et timide), il raconte les situations saugrenues qu'il a dû surmonter au cours de son travail. Cet été (moyennant quelques aménagements complémentaires) il pourra naviguer sur les eaux d'un lac ou d'une rivière.
Philippe nous invite à la découverte musicale du basson en interprétant, avec son professeur, deux oeuvres choisies spécialement pour cet instrument. La complicité entre le maître et l'élève n'est plus à démontrer.
Christophe nous propose un "Parkour" filmé par ses camarades. Le principe est simple: il s'agit de se déplacer d'un point à un autre en ligne directe, quelque soient les obstacles qui se présentent sur le chemin. Dans la forêt, il saute, grimpe, rebondit avec l'agilité d'un félin. Puis, il s'aventure dans la jungle urbaine en se gaussant des difficultés. Il franchit un mur, des barrières. Rien ne semble pouvoir l'arrêter. Pas de risques démesurés cependant pour ce jeune aux chevilles élastiques et au sourire modeste.
Son amour du cheval et son habileté à le conduire, Maryanne nous les communique en parlant des difficultés qu'elle a rencontrée pour approcher l'animal et le mettre en confiance. Avec l'aide d'un spécialiste, elle a appris à murmurer à l'oreille des chevaux. Fort de cette expérience, elle mettra en scène un spectacle équestre qui sera présenté en plein air le week-end prochain.
Passionné d'escalade, Damien a choisi de créer son propre mur d'escalade le long de la façade de la maison familiale. Il a dû s'y reprendre à deux fois pour que son installation réponde aux dimensions de la scène. Son défi: installer les prises sur les panneaux de bois et créer un spectacle de danse escalade. Accompagné au piano par une de ses camarades, il se livre à un exercice de toute beauté. Sa belle énergie et son sens de l'équilibre font merveille sur cette rampe de 6 mètres de haut avec surplomb.
Quant à Nathalie, c'est vers la couture qu'elle a posé son regard. Les quatre robes qu'elle a imaginées et créées sont élégamment mises en valeur par ses camarades de classe. Quelques pas de danse, sur la musique interprétée en direct par un camarade guitariste, suffisent au bonheur d'un public conquis.
Ces différentes "expositions" nous ont permis de constater que ces élèves étaient sans doute mieux armés pour la vie et en particulier plus qualifiés pour les tâches techniques que la plupart des jeunes de leur âge. Ils avaient davantage confiance en eux-mêmes et s'intéressaient à davantage de choses. Ouverts aux idées nouvelles, ils étaient sûrement prêts à accepter une responsabilité sociale ou professionnelle.
Certains mettront en garde contre les risques d'endoctrinement qui découlent de cette conception du monde et d'une pédagogie élitiste. Pour ma part je pense que la pratique de cet enseignement, avec son large éventail de possibilités d'apprentissage dans le domaine des arts, des travaux manuels, des soins à apporter à la nature et les nombreuses occasions de participer à des taches communautaires est beaucoup trop importante pour qu'on se contente de la laisser aux inconditionnels de Rudolf Steiner. L'Education nationale serait bien inspirée de s'en inspirer.