Comment vaincre le temps, comment sortir du temps, comment jouer avec le temps ? Une histoire extraite du Mahâbhârata peut illustrer cette expérience.
Un maître et son disciple marchent dans la campagne, s’arrêtent sous un arbre. Il fait chaud, ils s’asseyent. Le maître dit à son disciple : « Je vois un puits là-bas. Peux-tu aller me chercher un peu d’eau ? » Le jeune disciple va jusqu’au puits, à cinq cent mètres de là. Il y rencontre une jeune fille. Ils se plaisent. Ils engagent la conversation. La jeune fille explique qu’elle habite dans le village voisin. Le jeune homme lui propose de prendre sa cruche et de la porter. Ils vont jusqu’au village. Au fur et à mesure que le conte se développe, on se rend compte que le temps commence à apparaître. La jeune fille présente le jeune homme à sa famille. Elle l’invite à partager leur repas. Il est tard. On lui propose de rester dormir. Il reste là. Il se plaît beaucoup avec la jeune fille. Les jours suivants, il les passe avec elle. Finalement, ils se marient. Le jeune homme travaille au village. Ils ont des enfants. Puis les parents de la jeune fille meurent : la vie s’écoule de manière tout à fait normale et un jour, tout à coup, il se rappelle… qu’il est allé chercher de l’eau ! Sa femme a déjà les cheveux blancs. Il se rappelle qu’il doit apporter de l’eau à son maître, qui attend sous l’arbre. Alors il quitte le village en toute hâte, remplit une écuelle d’eau et gagne l’arbre sous lequel il trouve son maître qui lui dit : « Bien, j’ai failli attendre. » Dans l’éclair d’un regard échangé avec la jeune fille, peut-être s’était-il passé tout cela. Toute une vie. Mais cette vie a-t-elle été vraiment vécue ?
Jean-Claude Carrière, Le cercle des menteurs (Tome 1)