vendredi 30 mai 2008

L'esprit paisible


Le terme épicurien, dans le langage courant, désigne un être sensuel, gourmand, avide de plaisirs. Je ne saurai dire pourquoi ni comment s'est effectué au fil du temps ce glissement de la langue française. Ce qui qualifie l'Epicurisme authentique, issu de la pensée du philosophe de l'antiquité Epicure (-342 -270), peut être résumé par cette formule gravée sur le mur d'un portique : « Les dieux ne sont pas à craindre ; la mort ne donne pas de souci ; et tandis que le plaisir est facile à obtenir, la douleur est facile à supporter. » C'est son fidèle disciple, un certain Lucrèce, qui divulgua et répandit la pensée du maître.


Au Stoïcisme d'un Sénèque (Cf post du 8 mai ) répond l'Epicurisme de Lucrèce. On ne connait que peu de choses de la vie de Lucrèce et chacun des indices le concernant est sujet à caution. Ecrivain et poète, c'est avant tout un transmetteur. Nul mieux que lui n'a en effet vanté les mérites de cette conception de l'existence (les écrits d'Epicure sont peu nombreux, concis et laconiques). Son traité "De la nature des choses" (De rerum natura), long poème de 7415 vers, expose l'étique véritable du maître: apaiser la tempête de l'âme et "tout regarder l'esprit paisible".


Si les hommes pouvaient, aussi bien qu'ils ressentent
au fond de leur esprit le poids qui les épuise,
en connaître les causes et savoir d'où provient
cette masse énorme, le mal qui tient le coeur,
ils ne vivraient pas comme on les voit très souvent vivre,
ignorant ce qu'ils veulent et réclamant toujours
un autre lieu, comme pour y déposer leur fardeau.
Tel se précipite hors de sa vaste demeure,
dégoûté d'être à la maison, et soudain rentre,
ne se sentant pas mieux, nullement, au-dehors.
Il court, il vole à sa villa, harcelant sa monture,
comme s'il venait secourir les bâtiments en flammes.
Le seuil à peine atteint, il se met à bâiller,
tombe en un lourd sommeil pour tenter d'oublier,
à moins qu'il ne se hâte d'aller revoir la ville.
Ainsi chacun cherche à se fuir, impossible rêve:
on reste fixé à soi-même et l'on se hait,
car la cause du mal échappe à qui en souffre.
Si on la voyait bien, laissant là tout le reste,
on se consacrerait à l'étude de la nature
car son enjeu n'est pas une heure seulement,
mais l'état éternel dans lequel les humains
resteront tout le temps au-delà du trépas.

Le remède au mal de vivre (Tome IV, vers 1067 à 1089)

Le noyau de la doctrine comprend deux versants; ce qu'il faut éliminer: la crainte des dieux et de la mort; ce qu'il faut rechercher: le plaisir comme absence de douleur et le calme de la vie protégée par une communauté d'amis.

Si la notion de plaisir est au coeur de cette philosophie de la vie, il ne s'agit, en aucune façon d'une abondance de biens, d'une course effrénée vers la jouissance. L'idée centrale est que le plaisir est absence de douleur, de trouble physique et psychique. L'absence de tension, se sentir vivre dans le calme. Comme le dit Roger-Pol Droit: "Puisque les besoins de notre corps sont limités, si nous n'entrons pas dans l'illimité du désir, la recherche infinie de nouvelles sensations, alors le bonheur est véritablement à portée de main". Pas de paroxysme, donc, pas de surenchère, (l'amour est une passion dévorante et vaine) mais un plaisir simple, paisible, qui relève davantage d'un sentiment de la chose bien faite et du devoir accompli. Chacun des êtres humains peut y accéder. Il suffit de se défaire des craintes inutiles, des idées fausses, des erreurs et des égarements qui sont les nôtres.

Pour André Comte-Sponville, qui vient de publier un essai sur Lucrèce " Le miel et l'absinthe" (Ed Hermann) "Lucrèce est un philosophe des Lumières. Pas plus qu' Epicure, il ne fait profession d'athéisme: les dieux existent, mais très loin dans les intermondes, où ils sont trop heureux pour s'occuper des hommes. Ici le matérialisme touche à la spiritualité. Elle débouche sur ce que j'appelle une sagesse tragique: une sagesse qui ne fait pas l'impasse sur la mort et la souffrance, une sagesse qui n'essaie pas de consoler, qui n'offre pas un sens ou un salut, mais qui tend vers un certain bonheur, même dans les difficultés, et une certaine paix, même au coeur des combats. C'est ce qui nous rend Lucrèce si proche, si émouvant, si fraternel" (Le Monde, 30 mai 2008)