C'est l'heure où les noctambules sont à la recherche d'un havre de paix,
C'est l'heure où l'on s'apprête à vivre un exploit à sa mesure,
C'est l'heure où l'on se dit que la journée sera longue, très longue,
C'est l'heure où la lumière du jour dessine les contours du paysage,
C'est l'heure où les muscles s'échauffent et se mettent en mouvement,
C'est l'heure où les regards se tournent vers les cimes lointaines,
C'est l'heure de vérité, l'heure des passionnés.
6h30 Samedi matin. St Priest, Banlieue de Lyon. 200 cyclotouristes, feignant d'ignorer la pluie fine qui commence à tomber, s'apprêtent à enfourcher leur vélo minutieusement préparé. Feuille de route, dossard et fiche de contrôle sont distribués à chacun des participants de cette 61è Lyon Mt Blanc. Les sacs feront le voyage dans un fourgon utilitaire. Destination Praz-sur Arly, petit village à proximité de Megève, face aux neiges éternelles du Mont-Blanc. 240 kilomètres à parcourir à allure personnelle, l'objectif étant d'arriver avant la nuit.
Les premiers kilomètres se déroulent sous une pluie battante. Les gilets imperméables, dans le meilleur des cas, ne protègent que le haut du corps. Nous sommes condamnés à pédaler dans des cuissards humides et l'eau s'infiltre peu à peu dans les chaussures. L'idée d'abandonner me vient à l'esprit. Un regard vers mes camarades d'infortune, arc-boutés sur leur machine, et les encouragements que ne manquent pas de prodiguer les plus téméraires, suffisent à me convaincre. Ai-je jamais abandonné sur une épreuve cyclotouriste? Alors courage! Au fil des kilomètres, la pluie tombe de façon intermittente. Et c'est alors le vent qui prend le relais. Je persévère bien à l'abri derrière un groupe qui file à vive allure sur les routes du Bugey. 60 kilomètres ont déjà été parcourus quand se présente le premier ravitaillement. Arrêt très bref car une équipe d'un club largement représenté est déjà sur le départ. Je me faufile dans leur sillage jusqu'au contrefort des barrières rocheuses entre l'Ain et la Savoie. Le Col du Chat (638m) représente la première vraie difficulté de la journée. Les doigts raidis par l'humidité rendent la descente vers le lac du Bourget au pied d'Aix les Bains plus dangereuse encore. Le risque de croiser une voiture venant dans l'autre sens impose la prudence à chaque virage. 120 kilomètres ont déjà été parcourus et il est 11h30. Le casse-croûte, grignoté à la hâte, (avant que les muscles ne refroidissent) apporte le complément nutritionnel indispensable à la dépense calorique des premières heures. Saucisson sec, tomate, melon, fromage, chocolat, pain d'épice, compote, gâteaux secs, eau plate et gazeuse, voilà le menu frugal du randonneur au long cours.
L'ascension du Col de St Saturnin (695m), puis du Col de la Marocaz (958m) semble interminable. La pluie s'invite encore sur les 50 kilomètres qui séparent Chambéry d'Albertville. Difficile de se protéger de l'eau qui me single le visage protégé par des lunettes embuées. Je me colle dans la roue d'un jeune homme de 22 ans suivi par son paternel bien en jambes. La cité des Jeux Olympiques d'hiver de 1968 semble indifférent au passage des cyclistes qui, à cette heure de la journée, sont éparpillés sur le parcours. Les jambes qui ont tourné à environ 100 tours minute pendant près de deux heures retrouvent une certaine vigueur dans la montée vers le plateau Queige (528m). Je parviens a distancer allègrement certains de mes congénères, avec un réel plaisir. Le troisième ravitaillement de la journée est en vue. Il est près de 15h00. L'eau gazeuse remplace l'eau plate dans les bidons. La Sporténine montre son efficacité. Le chocolat apporte le complément de magnésium indispensable à nos organismes vivement sollicités. Avec la montée sur Bisanne, ce sont 12 kilomètres de lacets perdus dans le brouillard qu'il nous faut encore gravir. La vitesse avoisine les 8km/h sur le petit plateau (un 30x27 pour les spécialistes). Aucune visibilité à plus de 50m. Rien que le bitume d'une chaussée qui garde encore les traces d'un hiver rude et des routes enneigées. L'effort est extrême et le souffle se fait plus court au fur et à mesure de l'altitude. Un bref arrêt au sommet du col de Bisanne (1727m) et nous redescendons en direction du Col des Saisies (1633m) dans un brouillard épais qui interdit toute maladresse. Je suis surpris par un véhicule à moteur au franchissement d'un carrefour où la visibilité est presque nulle. Subitement enivré par la fin prochaine du parcours, nous descendons à très vive allure en direction de Notre-Dame de Bellecombe, puis de Praz sur Arly, terme d'un marathon de 240 kilomètres. Il est 18h00.
Le Village de Vacances Familiales, réquisitionné par le Club organisateur, a des allures de centre d'entraînement. Après la douche, les corps endoloris apprécient le rituel du massage ordonné par trois spécialistes qui s'activent tantôt sur un cuisse trop dure, tantôt sur des trapèzes douloureux, là encore sur des cervicales raidies par la tension et le froid. Au dîner, copieux et varié, Les visages, débarrassés des casques et lunettes, se détendent. Les langues se délient malgré la fatigue. Les uns et les autres racontent, quelquefois avec force de détails, leurs sensations de la journée. Les buffets ne désemplissent pas. L'organisme aura consommé plus de 6000 calories qu'il faut à présent compenser. A 21h30, la remise des récompenses vient clôturer une journée harassante et des efforts méritoires. Un dernier massage à l'arnica avant de plonger dans un sommeil réparateur. Il est plus de 23h00.
Dimanche matin 4h30. Les muscles n'ont pas totalement évacués les toxines de la veille qu'il faut remettre le corps en route. Une nouvelle tenue (pas de pluie annoncé avant la fin d'après-midi) remplace celle de la veille encore humide. Les semelles séchées sur le coin du radiateur rejoignent le fond des chaussures soudain plus légères. Les poches du maillot débordent de coupe-la-faim (barres énergétiques, pâtes de fruits, tubes de miel enrichi de vitamines, pain d'épices). Quelques gouttes d'huile sur les rouages et un nettoyage sommaire de la machine suffiront avant d'entreprendre le chemin du retour en direction de Lyon. Il est 6h10 lorsque j'entreprends seul la descente vers Flumet. Rejoins quelques kilomètres plus tard par un petit groupe, à la faveur d'une très longue montée, je me glisse au sein de ce petit peloton qui file vers Alberville à plus de 50 km/h dans la descente. Les 30 kilomètres qui nous séparent encore de la prochaine difficulté sont avalés à plus de 30 km/h. Avec l'ascension du Col du Frêne (950m) le peloton s'éparpille et chacun s'efforce de monter à son rythme, tente de réguler son rythme cardiaque pour ne pas "se mettre dans le rouge" aux premières heures de la matinée. La descente très rapide sur le Chatelard est un régal pour les plus aguerris. Surtout ne pas quitter la roue de celui qui précède au risque de ne plus pouvoir recoller. Quelques secondes d'inattention suffisent parfois pour dire adieu à un groupe dans lequel vous avez mis votre confiance. Seul face au vent, bonjour la galère! Le premier ravitaillement est à peine avalé qu'il faut repartir à l'assaut du Col de Sapenay (897m). Dur, très dur, long , très long quand la fatigue pèse sur les jambes et le bas des reins. je m'accroche à un jeune de mon âge (56 ans) qui semble puiser dans ses dernières ressources. Et nous franchissons le sommet au coude à coude avant de nous lancer à corps perdu sur les pentes vertigineuses qui conduisent à Chindrieux, où résida quelque temps le poète Lamartine. 130 kilomètres ont déjà été parcourus.
12h30. Après un rapide casse-croûte, nous longeons, à partir de Chanaz, le canal de Savière qui relie le Lac du Bourget au Rhône. Les bateaux de tourisme qui empruntent le parcours fluvial font chanter la sirène à notre passage. Un peloton de quelques unités en profite pour tenter de nous fausser compagnie. Au terme d'une relance toute en puissance, le peloton se reforme et poursuit sa lancée en direction de Morestel où nous arrivons à 14h30. Une dernière collation, un dernier pointage et le même groupe repart, pas faché d'en finir avec les 50 kilomètres restant. Erreur de balisage? Faute d'inattention? L'absence de fléchage indique que nous ne sommes plus sur le parcours. Après consultation du road-book, nous décidons de rejoindre l'itinéraire prévu par une route buissonnière (5 kms supplémentaires dont je me serais bien passé). Un grand pschtt signale une crevaison. Les membres de l'équipe de l'infortuné font preuve de solidarité. Nous ne sommes plus que 4 à escalader la côte de Frontenas, dernière difficulté de la journée. Je remarque un regain d'énergie à l'approche de l'arrivée et le rythme ne fait qu'accélérer sur une route aplanie. La pluie se remet à tomber. Il ne reste plus qu'une dizaine de kilomètres. Je regarde ma montre. J'arriverais dans les temps prévus. J'avais annoncé la veille, à ma douce, que je serais de retour pour 17h00. Je franchis la ligne d'arrivée à 16h50 avec le sentiment du devoir accompli. 240 kilomètres au compteur de cette deuxième journée. Soit au total 480 kilomètres parcourus à la moyenne de 23 km/m pour 3520m de dénivelé positif.
C'était la Fête du Vélo.