mardi 13 janvier 2009

Elles

Elles,
ce sont: celle qui échappe, celle qui s'accroche, les passantes, les étrangères, les séductrices, les séduisantes,les inconnues... passions dévorantes, chastes amours, séparations, déclins, si bien contés par J.B. Pontalis dans une succession de courts récits, à la fois légers et profonds qui se font écho et font écho à nos petites et grandes histoires qui disent toutes le bonheur et la douleur d'aimer.

Voici deux récits qui donnent le ton de l'ouvrage (Editions Gallimard 2007):

Le Pont neuf
"Alors les amoureux?". ils traversaient le pont Neuf. Un passant les avait croisés. Ca se voyait donc tant que cela qu'ils étaient amoureux au point de sauter aux yeux de ce vieil homme d'allure débonnaire. Il leur avait adressé un sourire complice. Peut-être avait-il souri à sa propre jeunesse évanouie. Pourtant ce n'était plus des jeunes gens. ils n'étaient pas enlacés, ils n'échangeaient pas un baiser, ils marchaient tout simplement.
Y aurait-il eu quelque chose de lumineux dans leur regard, de vif et de confiant dans leur pas?
Ce moment-là, il ne l'a pas oublié, il ne l'oubliera jamais. Maintenant c'est lui le vieil homme et, quand il lui arrive de traverser le pont Neuf, lui revient le souvenir de ce jour lointain, et il se dit à lui-même: "Alors, les amoureux!"
Sa chanson préférée: "Que reste-t-il de nos amours?"


Est-ce un si grand malheur?
Dans la maison que nous avons loué pour l'été, quelques livres abandonnés par son propriétaire: des romans parcourus sur la plage - des grains de sable se sont glissés entre les pages -, des écrits d'hommes politiques dont les noms ne disent déjà plus rien à personne, une dizaine de polars et, surprise, le théâtre de Sophocle, dont après tout, bien des pièces peuvent être tenues pour des enquêtes policières.
Je relis Antigone, l'histoire de cette jeune fille insoumise qui refuse que son frère soit privé de sépulture.
Tout à l'heure, j'ai évoqué des rêves où apparaissaient mes parents morts, mes amis disparus, j'ai pensé à celui que j'ai nommé l'enfant des limbes et je me dis que mes rêves leur tiennent lieu de sépulture, comme si je retardais ainsi le moment où ils seraient réduits en poussière.
Antigone n'aurait-elle fait que changer de tyran?
Il se nommait d'abord Créon. il s'appelle désormais la mort.
Je ne veux pas me soumettre à cette tyrannie-là. Elle s'exerce sans pitié sur les survivants.
Il y a quelque temps, j'assistai à une représentation de Phèdre à la Comédie-Française. Un vers de Racine m'est resté en mémoire: "Est-ce un si grand malheur que de cesser de vivre?"
Ces mots-là, j'aimerais les prononcer à mon tour, le jour où... Ce serait ma manière de décevoir la mort, d'amoindrir sa victoire, son triomphe: Tu te crois la plus forte, tu crois que tus m'infliges une défaite qui me rend fou de douleur, tu te rejouis d'avance de plonger dans le chagrin ceux que j'aime et qui m'aimaient,et, moi, je te déclare: tu te trompes, tu n'es rien, et, même si je n'y crois qu'à demi et, à dire vrai, pas du tout, je te murmure ces mots, et tu les entends, je le sais: "Est-ce un si grand malheur que de cesser de vivre?"

PS: Jean-Bertrand Pontalis, membre de l'Association psychanalytique de France, est l'auteur de plusieurs essais et récits dont "Le dormeur éveillé" (Editions Folio, 2004)